Faux Semblants « Ne t'en vas pas au dehors,
Faux Semblants
« Ne t'en
vas pas au dehors, rentre en toi-même; au cœur de la créature habite la vérité.» Saint Augustin.
Boston, le Vendredi 6 janvier 2019
D’un simple
geste de la main il referma le véhicule. Avec satisfaction il constata une fois
de plus que son Audi RSQ était de loin la plus luxueuse des berlines du garage.
La petite voix dans sa tête lui disait que c’était une réflexion inepte, mais
il passa outre, son ego l’emportant sur sa conscience. Parvenu dans l’ascenseur
il ne put cependant éviter de se regarder en face. La glace parfaitement propre
lui renvoyait l’image du cadre sup qu’il affectait d‘être. Costume italien de
prix, attaché case, ray bans etc… Mais dans ce reflet il y avait aussi son
autre lui, celui pour qui tout ça n’était qu’un déguisement. Celui qui était
resté ce gamin à part, qu’on regardait avec méfiance. Son alopécie précoce, son
teint ivoirin lui avaient toujours valut des regards en coin, des murmures à
son passage. Il pensait s’y être fait, mais là devant le miroir, le mal être
restait trop fort.
Huit étages
plus haut l’ascenseur stoppa sans un bruit. Machinalement il emprunta le
couloir aux lumières tamisés, puis pénétra dans son loft. Signes extérieurs de
richesse: baie vitrée, ensemble hi fi dernier cri, cuisine toute équipée…la
totale. Là encore un déguisement. La moitié de ces trucs ne lui serviraient
jamais mais les acheter l’avait amusé, contenté. Las de sa journée il se
changea tout en laissant la télé déballer son lot d’images et d’informations
tapageuses.
Baril de brut
à 345 dollars, records pour les cotations de la SCORP, incendies non
maîtrisés en Californie, deux trois émeutes ou guerres civiles larvées ici ou
là, la façon dont tournait le monde. Il aurait pu s’anesthésier les neurones
devant je ne sais quel divertissement outrancier, mais l’envie n’y était pas.
Une fois quitté le bureau, enlevé le costume, il redevenait peu à peu le bon
vieux John Stark. Et ce bon vieux John avait mieux à faire que regarder
des chômeurs tenter de décrocher un emploi en se démenant au milieu d’une zone
de guerre .
Il se posa
donc dans son antre; son vrai chez lui, celui qu’il ne montrait pas à ses
prétendus amis, collègues de travail qui continuaient de le regarder de
travers. Son vrai chez lui, c’était cette pièce, à l’éclairage clignotant des diodes
et des écrans. Du sol au plafond il y en avait pour une fortune en matériel
informatique de pointe. Pas seulement des équipements pour particuliers, mais
des installations que seul un ingénieur de son niveau pouvait dompter. La
puissance de calcul rassemblée là aurait suffit à une start up de la Silicon
Valley, mais il lui fallait bien ça. Ces filtres pompaient avidement le flux
d’information que prodiguait généreusement le net. Tout était passé au crible.
Il savait par expérience que pour trouver une information intéressante mieux
valait ratisser large. Comme le poster placé en face de lui le lui rappelait
tous les jours: « la vérité est ailleurs. »
Face à son
écran il s’adonnait à sa passion, fouiner, dénicher la petite bête qui allait
déranger les grands de ce monde. Depuis plus de quatre ans il leur avait vendu
son âme, du moins ses compétences. Il protégeait leur bases de données,
rendaient leurs sites inviolables…enfin en théorie. Il n’avait jamais pu faire
taire sa conscience, cette envie irrépressible de rester à la marge, de donner
des leçons, de pointer les injustices. A vrai dire c’était la seule chose qui
l’empêchait de se dégoûter de lui même.
Là sur le réseau, à l’abri de son identité électronique, libéré du nom d’une
famille qui ne l’avait jamais reconnu, il ne jouait plus.
Sur son forum
on débattait ferme de ses scoops. La majorité des visiteurs s’accordaient pour
dire qu’il s’agissait au mieux d’habiles théories conspirationnistes et ne le
prenaient pas au sérieux. Mais il y avait un petit cercle d’initiés, hackers
pour la plupart, qui eux savaient. Enfin du moins ils savaient ce que lui
voulait bien qu’ils sachent. L’Inquisiteur malgré sa soif de vérité, appréciait
de les laisser mariner dans leur jus. La vérité devait se mériter, ça les
rendait accroc et lui aussi. C’était un rituel vaguement sadique dont John
raffolait. Jouer au gourou était plus que jouissif.
Néanmoins
depuis quelques jours il ne rigolait plus vraiment. Un de ses visiteurs les
plus récents laissait de temps à autre quelques messages cinglants qui avaient
le don de le faire passer pour un amateur. Nommé Apocalypsos (la
Révélation) il avait démonté sans ménagement son dossier Wulf.
Richard ‘Dick’ Wulf était depuis
quelques années l’un des politiciens républicains les plus en vue du
Massachusetts et l’actuel maire de Boston. Sourire parfait, mâle assurance et discours démago, il avait tout pour
séduire les oubliés du système. Self made man, ayant fait fortune dans
l‘industrie pharmaceutique, il avait dit on surmonté un terrible cancer par sa
foi ardente. Pour Stark ce tableau flatteur cachait forcément quelque chose. La
réussite de Wulf que ce soit en politique ou en affaires avait été trop
soudaine pour être le seul fruit de son talent. Alors quand son principal concurrent
aux municipales se retrouva diffamé dans les tabloïds, l’Inquisiteur vit là le
résultat d’une sombre machination. Le très respectable Dave Ingalls démocrate
bon teint, fut mêlé du jour au lendemain à une sordide affaire de meurtre. Son
numéro de téléphone et sa photo figuraient en bonne place dans le carnet
d’adresse d’une strip-teaseuse fraîchement décédée. Selon ses proches la jeune
fille, enceinte d’Ingalls, aurait été victime des pressions de son amant.
Poussée par ce dernier à avorter, l’opération lui aurait été fatale. Évidemment
rien ne pouvait le prouver, d’autant plus que le responsable clandestin de
l’avortement restait introuvable).
Pour John il
était clair que les seules preuves matérielles de tout cela, numéro de
téléphone et photo, ne prouvaient absolument rien. Mieux encore elles étaient
probablement le fait de Wulf et du responsable de son service d‘ordre: Mitchell…
N’était il pas un ancien de la criminelle dont la démission suspecte avait
alimenté des rumeurs de connexion avec le milieu? L’ambitieux politicien
républicain avait simplement plombé les chances d’un adversaire en tête des
sondages, en recourant aux talents de cet ex ripoux. Et l’Inquisiteur de
reprendre sur son site toutes les pièces à charge dans le dossier Mitchell: ses
amitiés dans le monde de la nuit, sa passion pour la bouteille, son loft de 200
mètres carrés en centre ville etc… Tout cela mis bout à bout représentait un
imparable exemple de corruption politique…jusqu’à ce que ce foutu Apocalypsos
remette tout en question.
Devant son écran Stark fulminait, son visiteur était particulièrement bien renseigné, à un point que cela en était humiliant.
C’était écrit
en toutes lettres sur le forum, un long message clair, précis, synthétique,
presque un rapport de police. La vie privée d’Ingalls y était contée avec force
détails. Son mariage partait à vau l’eau, ce qui expliquait pourquoi sa femme
restait à l‘écart de sa campagne. Le politicien avait toujours eu un faible
pour les jeunes beautés faciles. Alors qu’il n’était qu’un procureur, une call
girl avait entamé une procédure à son encontre pour qu’il soit forcé de
reconnaître l’enfant qu’il lui aurait laissé. Au final il s’en était tiré par
quelques pressions, un gros chèque et un accord à l’amiable. Le tout avait été
ensuite gentiment étouffé. Le procureur Ingalls s’étant en effet montré
particulièrement clément avec un délinquant récidiviste : le fils du rédacteur
en chef du Boston Times. Le plus
fort dans tout ça c’est qu’Apocalypsos fournissait des preuves de ce qu’il
avançait. Les liens hyper texte de son message renvoyait à toute une série de
documents officiels: minutes de l’accord passé entre les avocats d’Ingalls et
celui de la call girl, conclusions du procès du fils du redac chef du Times,
divers compte rendus d’enquêtes etc…
Si certains de ces documents restaient accessibles à tout citoyen un tant soit
peu informé, d’autres ne pouvaient avoir été communiqués qu’à des initiés. S’il
s’agissait de faux, alors le faussaire était tout bonnement génial.
« Mais
putain qui es tu ? »
D’ordinaire l’utilisation de pseudos sur le net avait toujours amusé Stark, cela donnait une petite part de mystère et de surprise aux échanges, mais là il aurait donné cher pour savoir qui se cachait derrière cet Apocalypsos. Agacé il coupa la techno tonitruante qui l’accompagnait d’habitude dans ses pérégrinations virtuelles. Le profil du mystérieux informateur ne recelait rien d’exploitable. A l’image de son avatar, il s’agissait d’une silhouette ornée d’un joli point d’interrogation. Aucune précision sur son sexe, son âge, aucune adresse de messagerie, rien, que dalle. Dans le milieu des hackers, ce type était inconnu. De mémoire de cyberactiviste on en avait jamais entendu parler. L’Inquisiteur ajouta alors le mystérieux pseudo à ses critères de recherche. La mémoire humaine avait ses limites, mais le réseau lui n’oubliait rien. Si jamais ce lascar s’était signalé quelque part sous le même nom, ses bécanes le lui diraient. Elles eurent beau ronronner gémir et émettre tous ces bruits singuliers qu’il goûtait comme du Mozart rien n’y fit. Deux heures de recherche et rien! Le mystère restait entier.
Les yeux
rougis, vaguement saoulé par la lumière des écrans, John se laissa aller sur sa
chaise de bureau, le regard perdu dans le vague. Il détestait laisser des
questions sans réponses.
« Je
t’aurais, je t’aurais, on me la fait pas… »
Apocalypsos: « Toc toc… »
Stark faillit
en tomber de sa chaise, décidément quand on parle du loup… Avec un sourire
mauvais il se pencha sur l’écran.
The
Inquisitor: « Tiens, tiens voilà notre gorge profonde virtuelle. Ravi de
faire ta connaissance. »
Apocalypsos: « De même mister Stark. »
John laissa
échapper un hoquet de surprise. N’en croyant pas ses yeux il resta un temps
interdit. Son cœur battait la chamade, la température semblant avoir monté de
vingt degrés d’un coup. « Mister Stark, mais comment tu connais mon
nom? ». Bien évidemment il avait tout fait pour conserver l’anonymat
de l’Inquisiteur. Si jamais ses patrons avait su à quoi il s’amusait avec le
salaire qu‘ils lui versaient, il aurait été viré séance tenante, avec une
convocation au tribunal en prime. Les hackers étaient généralement attachés à
l’inviolabilité de leur pseudo et Stark n’échappait pas à la règle. Choqué,
estomaqué il avait à peine réalisé dans quel merdier il se trouvait que l’autre
revenait à la charge.
Apocalypsos: « Vous êtes bien silencieux, mister
Stark. Vous aurais je troublé?»
John laissa
tomber le masque du cyberactiviste sarcastique et sûr de lui, l’heure était à
la franchise.
The
Inquisitor: « Troublé? Tu rigoles ou quoi, comment tu sais qui je
suis? »
Apocalypsos: « Oublions le comment, ce qui
importe c‘est le pourquoi, vous devriez le savoir.»
Échec et mat,
voilà que ce salopard lui donnait des leçons de métaphysique…
The
Inquisitor: « Ok, alors pourquoi? »
Apocalypsos: « Vous êtes un être singulier mister
Stark , et les êtres tels que vous m‘intéressent.»
The
Inquisitor: « Parce que vous êtes payé pour me vendre c’est ça? »
Si les
caractères de la réponse auraient pu rire ils se seraient franchement bidonné.
Apocalypsos: « Vous n’y êtes absolument pas,
votre méfiance est parfaitement irrationnelle. Si j’avais voulu vous
vendre, les autorités seraient déjà dans
votre salon… »
Stark jeta un
regard inquiet derrière lui, sondant le silence de son appartement. Ce type lui
faisait perdre la boule…
The
Inquisitor: « Vous vous voulez juste me faire dire ce que je sais ou un
truc du genre… »
Apocalypsos: « Je sais déjà ce qu’il y à savoir
sur vous »
Là c’était le
bouquet, ça en devenait véritablement flippant. John n’était même plus certain
qu’avec un mariole de ce calibre l’image trafiquée que renvoyait de lui sa web
cam fusse sûre...
The
Inquisitor: « Ah ouais c‘est à dire?»
Apocalypsos: « Tout. Une preuve? Votre mère est
morte le 2 décembre 99 à Portland d’un accident de voiture. Les analyses post
mortem ont rapporté que son sang recelait un taux d’alcoolémie largement
supérieur à la limite légale. Détail qui je crois ne vous fut pas communiqué
par égard pour votre jeune âge. Pourtant vous ne l’aviez pas revue depuis prés
de six mois. J’imagine que ce fut une situation difficile à vivre pour un
enfant de 8 ans… »
The Inquisitor:
« Pourquoi vous me faites ça? »
Apocalypsos: « Pour vous aider, vous aider à
comprendre à quel point je suis sérieux, à quel point je suis une source
d’information fiable… »
The
Inquisitor: « D’accord je vous crois sur parole mais à quoi ça
rime? »
Apocalypsos: « Vous poursuivez une quête de
vérité qui m‘est sympathique mister Stark. Néanmoins votre passion vous
aveugle. Prenons l‘affaire Ingalls. Sûr de vous, tel le chevalier blanc vous
chargé le maire d’une manipulation minable, tout ça sur une simple intuition.
C’est à la fois indigne de votre talent et dangereux. Et pourtant sur le fond
vous n’avez pas tort, Dick Wulf n’est
pas homme intègre, loin de là. Vous devriez vous intéresser à ses relations sur
le port, notamment chez les dockers du terminal Conley. »
The
Inquisitor: « Les dockers du terminal Conley…ils déchargent de la
dope? »
Apocalypsos: « Vous n’y êtes pas. Wulf entretient
des rapports très étroits avec un certain Frank Knox, chef d’équipe sur le
terminal et responsable de la section locale de l’AFL-CIO. Ces rapports et
leurs implications dépassent de très loin le cadre professionnel ou politique.
En comparaison le dossier Ingalls n’est
qu’une minable affaire de jambes en l’air… »
The
Inquisitor: « Me voilà bien avancé…Vous avez rien de plus concret ?
Pourquoi je devrais m’intéresser à ces conneries ? »
Apocalypsos: « Parce que vous en mourrez d’envie…
Sortez de la caverne Mister Stark. »
The
Inquisitor: « La caverne ? »
Apocalypsos: « Platon relisez Platon mon cher ami. A bientôt… »
« Bordel,
c’est quoi cette histoire de fou? »
John avait
passé quatre ans de sa vie à flirter avec l’aventure, mais là il avait bien
l’impression d‘avoir conclu. Et pour une première fois c’était plutôt violent.
Tout homme plus rangé que lui aurait renoncé à revoir une telle maîtresse, mais
pas lui. Ce grand vide dans sa vie il allait le combler, quel qu’en soit le
prix, fini les faux semblants…